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enviable la vie du chouchou ? L’affirmation a
probablement de quoi surprendre tout un chacun mais, avant tout, ses frères
et sœurs. Ceux qui, quand ils viennent parler de lui (pendant l’enfance ou
bien plus tard) dans le cabinet d’un psychanalyste, la rage au cœur ou les
larmes dans la voix, laissent toujours entendre, au-delà du désespoir et de
la colère, l’écho au plus profond d’eux-mêmes d’une question restée
désespérément sans réponse : pourquoi était-ce
lui que l’on aimait ? Car le chouchou, c’est un fait, chacun est sûr qu’il
est aimé. Trop sans doute, mal peut-être, on est prêt à le concéder. Mais
aimé, cela, la tête sur le billot on continuerait à l’affirmer. Et
pourtant…
Et pourtant le psychanalyste ne peut que s’inscrire en faux contre cette
affirmation. Car, s’il écoute la fratrie des chouchous, il arrive aussi
bien souvent qu’il ait à entendre les chouchous ou les ex-chouchous
eux-mêmes, et même… leurs parents quand l’âge du patient implique que ses
géniteurs soient reçus par le thérapeute pour que le travail puisse se
faire.
Eclairé par ces expériences au demeurant assez fréquentes (car les
chouchous ne manquent pas de manifester leur souffrance par des symptômes :
enfants, ils restent souvent " bébés " ; adultes, ils ont du mal
à vivre, etc.), le psychanalyste peut attester que s’ils ont effectivement
plus de droits, d’attentions et de cadeaux que les autres, de l’amour – du
vrai – les chouchous n’en ont pas. Petits rois aux pouvoirs sans limites,
ils sont en fait dépourvus de l’essentiel : ils sont privés d’amour
parental.
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L’amour parental ne va pas de soi
Mais qu’est-ce donc que l’amour parental pour
qu’un psychanalyste puisse affirmer que les " chouchous " en sont
privés ? Répondre à cette question implique de remettre en cause un certain
nombre d’idées reçues. L’amour parental, en effet, on en parle très souvent
mais on en parle presque toujours mal parce que l’on raisonne avec (au
moins) trois présupposés implicites.
Le premier de ces présupposés est que cet amour serait toujours là.
On fait comme si les parents aimaient toujours, forcément, naturellement,
leurs enfants, comme si l’amour naissait automatiquement en eux au moment
où leurs enfants viennent au monde. Et si d’aventure on envisage que
certains puissent ne pas les aimer c’est pour les renvoyer aussitôt du côté
de l’anormal et de l’exceptionnel. Ils confirment donc la règle. Cette
vision " naturaliste " des choses n’est pas seulement
contestable, elle est aussi génératrice de souffrances car elle laisse les
parents et les enfants pour qui l’amour ne va pas de soi en proie à la
culpabilité et à la dévalorisation d’eux-mêmes. " Si je n’arrive pas à
aimer mon enfant, dira la mère, c’est que je suis un monstre… "
Désespoir auquel répond, comme en écho, la détresse de l’enfant : " Si
ma mère ne m’aime pas, c’est bien la preuve que je ne suis pas “aimable”,
que je n’ai pas de valeur. " Voire…
Le second présupposé est que cet amour " toujours là " serait
également toujours de même nature. Une nature supposée elle-même si
évidente que l’on ne songe que rarement à l’interroger, à se poser cette
question pourtant essentielle : que veut dire " aimer son enfant
" ? En quoi cela consiste-t-il ?
Enfin –dernier présupposé–, on fait comme si cet amour, était le seul
critère susceptible à la fois de résumer la relation parents-enfants
et d’en évaluer la qualité : ils "aiment" ou ils "n’aiment
pas" leurs enfants. Cette mise en avant de l’amour, à l’exclusion
de tout autre paramètre, est, elle aussi, lourde de conséquences. Elle
permet, par exemple, de l’utiliser comme un alibi et de l’invoquer pour
excuser les parents qui dérapent. " Bien sûr, ils font une vie
intenable à leurs enfants, entend-on dire souvent sur le terrain mais… ils
les aiment ! " Tout est dit.
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C’est un amour qui ne ressemble à aucun autre
Le problème est autrement plus complexe et parler " d’amour " en
s’en tenant là n’est pas suffisant. Pour plusieurs raisons.
Parce que l’amour que l’on porte à ses enfants est, comme tous les
sentiments que l’on éprouve, lié à ce que Freud appelle la
"répétition" : on aime comme l’on a été aimé. Il peut donc
prendre tous les visages (certains parents réalisent ainsi sur le divan
qu’ils ont aimé leurs enfants dans la violence parce que c’est de cette
façon qu’on les avait aimés) et il peut aussi être absent sans que les
parents soient pour autant des " monstres " ou leurs enfants des
" incapables ". Il arrive que, entre les
parents et les enfants, l’amour ne soit pas au rendez-vous parce qu’il
avait déjà fait faux bond à la génération précédente. On ne peut donner ce
que l’on n’a pas reçu que si l’on est conscient du manque dans lequel on a
vécu.
Parce que – et il s’agit encore de répétition – on aime toujours en
mettant (inconsciemment) ceux que l’on aime à des places que d’autres ont
occupées avant eux. " Plus ça va, plus je fais avec mon mari comme
je faisais avec ma mère ", dira l’épouse qui s’en étonne… Ce mécanisme
vaut aussi pour les enfants : on peut, sans le savoir, retisser avec son
fils ou sa fille le lien (de domination, de soumission, de rivalité, etc.)
qui nous a unis autrefois à tel ou tel de notre histoire.
Et, enfin, parce qu’il conviendrait, à propos des enfants, de préciser
ce qu’"aimer" veut dire. L’amour parental en effet ne peut
pas être un amour "comme les autres" car il s’adresse à un
"objet" –l’enfant– qui, totalement dépendant de celui qui l’aime,
a un besoin absolu et réel de lui pour vivre et, surtout, pour se
construire. Cette dépendance implique pour l’adulte qui aime une
responsabilité (qu’il n’a pas dans ses autres relations) et impose donc de
ce fait que l’on redéfinisse la notion même d’amour quand on l’applique aux
enfants. Si aimer un autre, en effet, consiste en général à lui donner de
l’amour et à en recevoir de lui, avec un enfant on ne peut s’en tenir là.
L’aimer, ce n’est pas seulement lui donner de l’affection, c’est lui
apporter les matériaux dont il a besoin pour bâtir sa vie. Sans cet apport
essentiel, l’amour du parent n’est pas utile à l’enfant. Il peut même être
destructeur pour lui. Sans cet apport essentiel, le mot " amour
", s’agissant d’un enfant, ne veut rien dire.
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Un au-delà de la tendresse
Dès lors, on peut comprendre que l’exercice de l’amour parental ne soit
facile pour personne car il implique un " au-delà de la tendresse
". Il faut en effet que, au-delà de l’ici et maintenant, du bonheur à
être avec lui, l’adulte ait pour l’enfant un projet : qu’il réussisse sa
vie et fasse ce qu’il faut pour l’y aider. Cela lui impose des devoirs (la
mise en place de repères éducatifs) et des sacrifices : il doit accepter
parfois d’être moins aimé (par exemple, quand il met des limites) et
supporter de voir l’enfant souffrir (tant qu’il n’a pas compris le sens des
limites et les prend pour une preuve de non-amour).
La tâche est d’autant plus rude pour le parent que le but ultime de
l’opération n’est pas cet " être ensemble pour toujours " qui
constitue l’horizon fantasmatique de ses autres histoires d’amour.
Si l’adulte, en effet, doit aider l’enfant à se construire c’est pour que
celui-ci puisse un jour le quitter, voler de ses propres ailes et
s’attacher à d’autres que lui.
Qui dira encore que l’amour parental ressemble aux autres amours ? Il
est, on le voit, très différent et suppose que le parent puisse trouver du
bonheur non pas seulement à recevoir de l’amour en échange de celui qu’il
offre mais à " donner " de la vie et à la voir se déployer. Il
est donc une sorte de pratique du don et postule un certain rapport au manque
: la mère qui aime, disait déjà (nous raconte la Bible) le roi Salomon, est
celle qui accepte de se priver de son enfant si c’est la condition pour
qu’il vive. Attitude qui suppose d’avoir eu, dans sa propre enfance, de
solides exemples…
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La cage dorée
L’amour parental ainsi défini, peut-on dire que le chouchou est aimé ? A
l’évidence non. Couvrir un enfant de cadeaux, lui accorder des privilèges
exorbitants au détriment, la plupart du temps, de ses frères et sœurs, lui
laisser faire n’importe quoi, ce n’est pas l’aimer comme un être humain que
l’on se doit d’éduquer, et il risque de le payer sa vie entière :
Au niveau de son narcissisme (le sentiment qu’il aura de sa valeur)
d’abord. Le chouchou, surinvesti par l’adulte, peut en effet s’identifier
au mirage que celui-ci lui propose (et se prendre pour le " roi du
monde ", ce qui ne manquera pas de lui causer quelques ennuis…). Mais
il peut aussi sentir (inconsciemment) l’excès chez l’adulte et penser que,
n’étant pas ce qu’on veut lui faire croire, il n’est rien. De nombreux
ex-chouchous arrivent ainsi à la vie adulte, totalement
dépourvus de confiance en eux-mêmes.
Au niveau de la vie sociale, car le chouchou n’est pas armé pour
l’affronter. On ne lui a appris ni les limites ni cette règle essentielle
de la vie humaine qui est que, pour réaliser ses désirs, il y a toujours un
prix à payer. Surprotégé, il ignore souvent ce que signifient le travail,
l’effort et le renoncement à un plaisir immédiat pour obtenir, plus tard,
une satisfaction plus grande (les ennuyeuses gammes à faire pour pouvoir
jouer Chopin…). Sa dénarcissisation, d’ailleurs,
s’en trouve accrue d’autant car il ne peut jamais être fier de ce qu’il a
fait et des obstacles surmontés.
Au niveau de sa vie relationnelle : l’enfant chouchou est, par
exemple, souvent rejeté par les autres – notamment à l’école – car il
essaie d’obtenir d’eux des privilèges comparables à ceux dont il jouit chez
lui et les autres ne l’acceptent pas.
Au niveau de sa vie sentimentale et sexuelle car la relation de
l’adulte à ce chouchou qui est tout pour lui (et qui lui apporte souvent
une satisfaction qu’il ne trouve ni avec son (ou sa) conjoint(e) ni avec
ses amis) a presque toujours une connotation incestueuse. De ce fait,
quitter ce parent en mal d’amour et construire des relations adultes est
difficile pour le chouchou…
On n’en finirait pas d’énumérer les conséquences psychologiques de ce type
de relations. Tout au plus peut-on les résumer en disant que le "
chouchou " reçoit une éducation profondément pervertissante
puisqu’elle fait de la recherche de la satisfaction immédiate le but ultime
de la vie. L’enfant est abandonné à sa quête – infantile – du seul plaisir
à court terme par un adulte qui ne vise en l’élevant que son propre plaisir
: il " jouit " de son enfant sans s’inquiéter de l’avenir qu’il
aura.
Elevé dans une cage dorée (dont il aura le plus grand mal à sortir parce
qu’elle est confortable), le chouchou fait aussi l’expérience de
l’arbitraire. Il voit, en effet, le parent qui le " préfère " se
conduire comme un monarque tout-puissant qui pratique l’injustice au mépris
de toute loi. Favori du roi, il doit donc, pour rester l’élu, continuer à
plaire et risque d’y aliéner sa personnalité…
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Le marché de dupes
Le danger est d’autant plus grand que l’enfant sent toujours
(inconsciemment) ce dont l’adulte a besoin et essaie, comme il le peut, de
le lui donner. Or, le " choix " par l’adulte de tel ou tel enfant
de la fratrie n’est pas un choix conscient. Et, contrairement à ce que
croient les frères et sœurs du chouchou, il n’est pas lié à des qualités –
particulières et mystérieuses – que ce dernier posséderait. Il est toujours
sous-tendu par des motivations inconscientes et tient à la place que
l’adulte (inconsciemment) fait occuper à cet enfant.
La position de chouchou résulte donc toujours d’une sorte de marché de
dupes : le chouchou n’est jamais aimé pour lui mais parce qu’il
représente pour l’adulte quelque chose ou quelqu’un. Il peut ainsi être
pour lui un faire-valoir narcissique, la possibilité de répéter une
relation ancienne et fusionnelle avec un père, une mère, un frère ou une
sœur. Il peut être aimé parce qu’il est… le seul que cet adulte peut aimer
: certains parents, par exemple, ne peuvent pas aimer un enfant du même
sexe qu’eux parce qu’il leur rappelle trop leur propre histoire. Le
chouchou peut aussi être surinvesti parce qu’il est le dernier enfant que
l’on pourra avoir : le fameux " petit dernier ". Il peut être
également pour le parent une sorte de confident-complice
qui lui permet d’échapper à la vie adulte et, parfois à la sexualité avec
son conjoint. Enfin, on peut faire d’un enfant le " préféré "
parce que soi-même on ne l’a pas été et que l’on tente de lui donner ce
dont on a manqué (sans voir que ce n’est pas de cela dont il aurait
besoin…).
Le choix d’un chouchou est donc toujours le produit de souffrances
enfouies dans l’histoire des parents et, comme toute souffrance – en
souffrance – chez les parents, elle produit à son tour de la souffrance
chez leurs enfants : le chouchou lui-même et ses frères et sœurs pour qui
l’expérience est destructrice et violente. Elle pervertit en effet à la
fois les repères éducatifs et les relations dans la fratrie car élire un
chouchou c’est faire de lui un objet de haine pour ses frères et sœurs,
sentiment qui peut durer leur vie entière. De la même façon, ces frères et
sœurs devenus grands peuvent vivre dans la hantise de reproduire avec leurs
propres enfants ce qu’ils ont eux-mêmes vécu.
On rencontre ainsi des parents qui, terrifiés à l’idée de faire des
préférences, évitent méthodiquement d’établir des différences entre leurs
enfants. Ils traitent de la même façon les garçons et les filles, les
petits et les adolescents, etc. quand ils ne vont pas jusqu’à offrir à tous
leurs enfants un cadeau le jour de l’anniversaire de l’un d’eux pour
éviter, disent-ils, les jalousies…
Prisonniers de leur passé, ils ne parviennent pas à entendre qu’aimer
différemment ne veut pas dire aimer " plus " ou " moins
". On n’aime pas de la même façon un rêveur et un bagarreur, un
garçon de 3 ans et une fille de 17 même si on les aime tous autant, et
cette différence est structurante pour eux. Les enfants ont besoin, en
effet, que leurs parents les individualisent pour comprendre qu’ils sont
chacun quelqu’un, un être unique, différent de tous les autres. C’est dans
ce creuset primordial que pourra s’élaborer le sentiment qu’ils auront de
leur valeur.
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TEMOIGNAGES :
Thibault, 31 ans, pharmacien : “J’étais le premier, donc le plus beau,
le plus éveillé”
" Dès ma naissance, ma mère a vu en moi l’incarnation de la
perfection. J’étais le premier, donc le plus beau, le plus éveillé et elle
n’avait de cesse de me le répéter. L’arrivée d’un frère pour mes 6 ans ne
changea rien. Je restais la référence et sa préférence. Etre le chouchou
signifiait avoir plus souvent le droit de dormir avec elle quand mon père
n’était pas là, mais aussi avoir plus de compliments, de jeux, d’argent de
poche…
Au fil des années, j’ai compris qu’il y avait en retour un énorme prix à
payer. Vis-à-vis de mon frère d’abord : terrorisé à l’idée qu’il puisse
un jour me voler cette place de favori, j’ai été jusqu’à le faire tomber
d’une échelle lorsqu’il avait 5 ans. Il s’en est sorti heureusement sain et
sauf, mais je me suis mis à me détester et avec moi cette mère qui me
poussait à bout. L’école aussi m’a posé des difficultés : une remarque des
instituteurs et j’étais anéanti. Pour ne pas décevoir, j’ai beaucoup travaillé,
mais être le premier de la classe va souvent de paire avec l’isolement. Du
coup, l’emprise de ma mère s’en trouvait renforcée. Je l’avais en horreur
tout en n’ayant qu’elle… A 25 ans,j’ai commencé,
en secret, une psychothérapie pour me défaire de ce lien diabolique. Il m’a
fallu couper les ponts, ne pas craquer à l’écoute des messages de désespoir
ou d’insultes qu’elle laissait sur mon répondeur… Six ans plus tard, je
commence à m’apaiser et à pouvoir la rencontrer sans craindre d’être
étouffé. "
Muriel, 45 ans, professeur : “J’ai grandi dans l’ombre de mon frère”
" Ma naissance a été, pour ma mère, une immense déception. Son rêve,
après ma sœur aînée, était d’avoir un garçon. Après moi, une troisième
grossesse lui donna enfin satisfaction : l’enfant roi était arrivé, ce fils
tant attendu qu’elle ne pouvait que préférer. J’ai grandi en étant à la
fois victime et spectatrice d’une différence de traitement affichée. Il
était câliné quand j’étais à peine observée, toujours doué alors que
j’étais si laborieuse, charmant et drôle quand j’étais ronde et trop
susceptible. Bref, je me suis rapidement mise à penser que ma personne
n’offrait vraiment aucun intérêt. J’étais donc renfermée. Je vivais dans
l’ombre de mon frère, le copiais, tentais de m’associer à lui dans ses jeux
et ses activités pour capter un peu de cet amour maternel qui me manquait
tant.
A mon tour, j’ai vu en lui un modèle, un héros et je l’enviais sans
parvenir à le haïr ou à le jalouser. Pour me sortir de cette spirale qui
m’entraînait résolument vers le fond, j’ai décidé à 13 ans de me tourner
vers mon père et d’attirer son attention de n’importe quelle façon. Il
était passionné par le sport, je me suis investie dans le basket et j’ai
gagné des compétitions. Il adorait son jardin, j’ai passé des heures avec
lui à planter, à cueillir. C’est par ce biais que j’ai pu m’en tirer. Mon
père, touché par tant de volonté, s’est en effet peu à peu ouvert à
l’adolescente paumée que j’étais. Ce qu’il me reste de tout cela
aujourd’hui ? De temps en temps, j’éprouve un vague sentiment de convoitise
par rapport aux autres, mais j’ai, dans l’ensemble, plutôt bien récupéré.
Je me sens désormais moi-même, aimable et respectable. "
(Propos recueillis par Stéphanie Torre)
Claude Halmos
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