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t toi, tu préfères qui ? Ton papa ou ta
maman ?
Les enfants – ceux du moins qui ne réussissaient pas à fuir en
proclamant : « Je préfère le chocolat ! » – oublient
rarement l’angoisse et la culpabilité que provoquaient chez eux ces
questions faussement innocentes, posées en général sur le ton le plus
doucereux possible par des adultes aussi sadiques qu’irrespectueux de leur
personne. Devenus parents, ils en retrouvent parfois l’écho sur le divan du
psychanalyste lorsqu’ils tentent de cerner et de comprendre les liens qui
les unissent à leurs enfants.
« Est-ce que j’aime autant tous mes enfants ? Est-ce que je les aime
tous “pareil” ? » sont autant de questions lancinantes qui
peuvent ravager leur vie. Pourquoi ces interrogations pèsent-elles sur
certains parents d’un tel poids ? La réponse est à chercher, pour
nombre d’entre eux, dans leur histoire. L’adulte qui a vu, enfant, ses
géniteurs jouer indéfiniment au jeu des "différences" et des
"préférences" ne peut envisager sereinement la question de
l’amour qu’il donne à ses enfants. Et il en va de même de celui qui, toute
son enfance, a adoré – ou haï – de façon exclusive l’un de ses parents.
Mais, dans la façon d’appréhender la relation à l’enfant, l’histoire
personnelle n’est pas seule en cause. Les parents qui l’abordent sont en
effet, sans le savoir, prisonniers de la vision réductrice qu’a notre
société du lien parents-enfants.
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Parents, enfants : un lien complexe
Parler en effet de ce lien en n’ayant pour le caractériser que la notion,
au demeurant assez vague, d’amour revient à en nier la complexité. Or, le
lien à son enfant est parmi les plus complexes qu’un adulte puisse tisser.
Pour deux raisons. D’abord, parce qu’il est pour lui le lieu de toutes les
"projections", de toutes les "répétitions", d’autant
plus difficiles à repérer qu’elles renvoient souvent à des périodes très
archaïques de son histoire. Dans la relation à son enfant – proche s’il en
est parmi ses proches –, l’adulte retrouve souvent, sans le savoir, ce qui
fut l’essence même des attachements les plus importants, les plus intimes
et les plus enfouis de son enfance, la trace des premiers
"autres" de sa vie qui ont façonné aussi bien son esprit que sa
sensibilité et son corps.
Mais la complexité du lien parents-enfants n’est pas seulement affaire de
fantasmes. Elle tient également à la réalité. Aimer ses enfants, c’est
éprouver des sentiments particuliers, et particulièrement forts, non
pas pour un seul "objet" – comme dans
le cas d’un amant, d’une maîtresse, d’un père ou d’une mère –, mais pour
plusieurs. Qui plus est, parfaitement différents les uns des autres. Aucun
enfant, en effet, n’est semblable à son frère ou sa sœur. Et c’est sans
doute pour l’oublier – parce que ce n’est pas facile à vivre – que l’adulte
regroupe si souvent sa progéniture sous l’appellation générique "mes
enfants", qui lui permet de mettre tout le monde "dans le même
sac".
En fait, et même si le parent ne s’en rend pas compte, le lien qu’il
tisse avec chacun d’entre eux est à chaque fois singulier, unique. Ses
caractéristiques varient d’abord en fonction du sexe de "l’aimé".
Le lien qui unit une mère à sa fille adolescente n’est pas le même que
celui qui la lie au fils avec qui elle découvre les difficultés de
"l’être garçon"… Ce lien varie également en fonction de l’âge de
l’enfant – on n’aime pas de la même façon un grand gaillard de 25 ans et un
petit garçon de 18 mois –, mais aussi de sa personnalité, de son caractère,
dont chaque trait se noue d’une certaine façon avec chacun des traits de
celui de chaque parent et fait la toile de fond d’une relation à chaque fois
particulière.
Mais, dans le couple "parent-enfant", les différences sont aussi
dans le camp des parents. Françoise Dolto le répétait souvent : les
enfants d’une même fratrie n’ont pas tous les mêmes parents.
Pourquoi ? Parce que chacun arrive à un moment particulier de la vie
de son père et de sa mère. La femme qui accouche à 35 ans de son troisième
enfant n’est plus celle qui, à 18 ans, a donné naissance à son premier.
Comment imaginer qu’elle puisse tisser avec l’un et l’autre des liens
similaires ?
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Aimer comment ?
Réductrice, la vision en terme d’amour est également dangereuse, car elle
conduit à ne poser le problème qu’en termes quantitatifs : un
peu ? beaucoup ? passionnément ? Cette conception en forme de
balance pèse à la fois sur les parents, chez qui elle ouvre la porte à
toutes les culpabilités, et sur les enfants qui, sentant cette culpabilité,
la "titillent" souvent : « Evidemment, c’est toujours
moi que tu engueules, tu ne m’aimes pas ! » Et peuvent, de ce
fait, s’enliser dans un état de revendication et d’insatisfaction
permanentes.
On devrait donc, passant du "quantitatif" au
"qualitatif", se demander non pas "combien" on aime –
question à laquelle il est impossible de répondre –, mais
"comment" on aime. Et admettre que l’on n’aime pas
"pareil" tous ses enfants. Ce qui ne signifie en aucun cas
qu’on les aime "plus" ou "moins", mais seulement qu’on
les aime "différemment". Ce qui est, d’ailleurs, le cas de tous
nos objets d’amour. Nous avons, par exemple, pour tous les amis qui nous
sont les plus proches des sentiments très forts. Ils sont donc "ex
aequo" pour ce qui est de la "quantité" d’amour que nous
leur donnons. Mais la "qualité" de chaque lien diffère. Nous aimons
Marie pour sa douceur enveloppante, Pierre, pour son énergie revigorante,
etc. Les amours sont comme les chansons. Elles n’ont pas toutes les mêmes
paroles, pas toutes la même musique…
Ces différences de lien sont-elles préjudiciables aux enfants ? En
aucun cas. D’abord, parce que l’on peut – et l’on doit – le cas échéant
leur en rendre compte : « Je fais les magasins avec ta sœur parce
qu’elle a 16 ans et qu’elle aime les vêtements. Avec toi, je joue aux Lego
parce que c’est cela qui t’intéresse. Tu n’es pas elle. Elle n’est pas toi.
» Et surtout, parce que ces différences, loin d’être pour eux un facteur de
difficultés, constituent au contraire un apport essentiel.
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Des différences structurantes
Etre mis par ses parents à une place particulière, qui tient compte
de son âge, de son sexe et de sa personnalité, et savoir que c’est pour
cette singularité qu’il est aimé, est pour l’enfant un facteur
fondamental d’individuation, et donc de structuration. C’est parce
qu’un enfant est perçu – et se sent aimé – par ses parents comme
"un" et unique qu’il peut se reconnaître comme tel, accepter sa
singularité et prendre conscience de sa valeur. Les parents qui, obsédés
par la crainte que leurs enfants n’éprouvent un sentiment d’abandon ou de
jalousie, les mettent tous, au nom de "l’égalité", sur le même
plan ; qui, au moment de l’anniversaire de l’un, offrent aussi un cadeau à
l’autre ou ne s’autorisent jamais un moment d’intimité avec l’un
d’eux ; ces parents ne font pas le bonheur de leurs enfants mais leur
malheur, car ils leur barrent la voie de l’individuation. L’amour dont un
enfant a besoin ne devrait pas être défini par sa quantité, mais par sa
qualité.
A la question de l’enfant : « Tu m’aimes grand
comment ? », l’adulte devrait toujours pouvoir répondre :
« Je ne sais pas “grand comment” je t’aime. Mais ce que je sais, c’est
que j’essaie de t’aimer de façon telle que cela t’aide à réussir ta
vie. »
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AVOIR UN PREFERE :
S’il est normal d’aimer différemment tous ses enfants, il faut s’interroger
quand l’attirance, la complicité sont trop fortes. Quand on n’est pas
seulement ému par un enfant, mais fasciné par lui. Quand l’attachement est
par trop exclusif.
Pourquoi s’inquiéter ?
• D’abord, parce
que ce type de lien a souvent un caractère inconsciemment incestueux.
• Ensuite, parce
qu’il porte préjudice aux autres membres de la fratrie, qui sont confrontés
au spectacle de la passion que leur père ou leur mère éprouve pour leur
frère ou leur sœur alors qu’ils se sentent aimés de façon tiède.
• Enfin, parce
qu’il est toujours un marché de dupes.
L’enfant n’est pas aimé pour lui-même, mais pour ce que le parent retrouve
en lui : un lien ancien, une part de lui-même, une image rêvée de ce
qu’il voudrait être. Cet amour "narcissique" n’aide pas l’enfant
à grandir, et peut même être dangereux pour lui, car lui-même sentant ce
qu’il représente pour l’adulte, risque de s’y aliéner. Et de découvrir plus
tard, sur le divan d’un psychanalyste, que ce n’est pas l’amour de la
musique qui l’a amené à devenir musicien, mais le plaisir que ce projet
procurait à son père.
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TEMOIGNAGE :
Sophie, 39 ans : « Je me demandais si je pourrais l’aimer
autant que son frère »
« L’année dernière, mon fils cadet de 6 ans, Matthieu, a déboulé dans ma
chambre en me demandant : “Antoine a dit que c’était lui ton préféré, c’est
vrai ?” Je suis restée interloquée. D’abord, parce que je suis fille
unique…
Ensuite, parce que je n’imaginais pas que deux enfants choyés et aimés
comme eux pouvaient avoir ce genre d’interrogation. Et enfin, parce que
Matthieu venait de mettre un mot violent – “préféré” – sur ce que j’ai
toujours évité de démêler en moi. J’ai appelé son frère, je leur ai dit que
je n’avais pas d’enfant préféré et que je les aimais chacun pour ce qu’ils
étaient, chacun avec ses différences. Ils ont repris leur jeu comme si de
rien n’était, mais moi, j’étais bouleversée, parce que je ne sais pas si
“préféré” est le bon mot, mais mon amour pour Antoine est particulier. A la
seconde où je l’ai tenu dans mes bras, j’ai senti un lien entre nous d’une
force invraisemblable, un vrai raz de marée. Tout ce qu’il est et fait me
touche, sa sensibilité, sa grâce, ses mots.
En revanche, les réactions de Matthieu, son caractère, me semblent plus
loin de moi. Je ne crois pas les traiter différemment, mais j’ai plus de
patience avec Antoine, je lui trouve plus facilement des excuses. En étant
enceinte de Matthieu, j’étais très angoissée, je me demandais si j’allais
pouvoir l’aimer autant qu’Antoine. Aujourd’hui, au plus profond de moi, je
sais que la place qu’Antoine a dans mon cœur est unique, mais ça me
culpabilise trop d’envisager de m’avouer que j’aime un de mes fils plus que
l’autre. »
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