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is, papa, c’est quoi cette bouteille de lait ? "
Le père plongé dans son journal restant sourd à sa question, l’enfant se
fait de plus en plus insistant. Il la répète, puis la répète encore, pour
s’interrompre brusquement et, tout à trac, cracher comme dans un souffle :
" Dis papa, comment on fait les bébés ? " Brutalement réveillé,
le père sursaute et se précipite sur la bouteille de lait pour s’accrocher
à elle et… en indiquer la provenance.
Si ce spot télévisé est en passe de devenir un classique, c’est qu’il parle
juste. Il montre en effet deux choses fondamentales. La première, c’est
qu’une question d’un enfant peut toujours en cacher une autre. Que, derrière
l’interrogation la plus apparemment innocente, le diable peut toujours
pointer son museau… La seconde, c’est la panique qu’engendrent chez les
parents certaines questions de leurs enfants. Cette panique, les parents la
supportent en général assez mal. Ils en ont honte, parce qu’ils sont
persuadés que d’autres à leur place seraient plus à l’aise. Ce qui est
faux.
Certaines questions sont objectivement difficiles ou délicates. De
plus, on le sait, les enfants ont le génie de venir toujours frapper la vérité
au cœur : " Dis papa, tu l’aimais, toi, ta mère ? " Ou de
contraindre les adultes à " démonter " tout ce à quoi, pour ne
plus avoir à l’interroger, ils avaient fini par donner le statut d’"
évidences " : " Pourquoi, après le jour, il y a toujours la nuit
? " Etre désarçonné par les questions de ses enfants est donc un
désagrément auquel nul parent n’échappe…
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" Pourquoi les filles, elles n’ont pas de zizi ?”
En tête du hit-parade des questions qui donnent aux parents l’envie de
fuir, on trouve évidemment celles qui touchent au sexe. Dans ce domaine, en
effet, les enfants mettent les adultes en difficulté parce qu’ils les
obligent à mettre des mots sur des choses qu’ils ont du mal à dire et,
même, à " se dire ", car elles sont, objectivement, difficilement
" dicibles ".
Et le sont plus encore quand l’interlocuteur est un enfant. Car transmettre
à un enfant, de façon " humanisante ", les choses du sexe implique que les mots, tout en étant précis, restent
pudiques. Des mots trop " directs " lui seraient, en effet,
préjudiciables. Soit parce que, le mettant face à un dévoilement brutal et
traumatisant, ils ne lui laisseraient pas l’espace nécessaire à une
élaboration subjective. Soit parce que, porteurs d’une charge érotique
intense, ils risqueraient de lui imposer les fantasmes de l’adulte en lui
volant sa propre possibilité de fantasmer.
Les mots de l’adulte doivent donc nommer " assez " pour que
l’enfant " sache ", mais " pas trop " pour qu’il
puisse continuer à " se faire son idée ". A faire, à son rythme à
lui, la route qui est la sienne.
Cette nécessité d’un " parler sans violence " qui respecte
la subjectivité de l’enfant, l’adulte la ressent souvent intuitivement. Et
souvent à partir de ce dont lui-même a souffert autrefois. Elle l’angoisse
et l’inhibe : comment parler ? Jusqu’où parler ? Il a du mal à trouver le
" bon registre " et oscille entre deux pôles. Celui du discours pseudo-scientifique et " chosifiant ", qui
lui donne l’illusion de pouvoir mettre " les monstres " à
distance. Et celui de l’érotisme – voire de la pornographie – ou, a minima,
d’une désinvolture qui se veut complice, mais n’est, elle aussi, que
conjuratoire.
Répondre aux questions des enfants sur le sexe est donc un problème pour
tout le monde… Et c’est souvent d’ailleurs à l’occasion de discussions
avec leurs enfants, et en prenant conscience de leur propre désarroi, que
les adultes en analyse découvrent l’abîme de silence dans lequel, enfants,
on les a fait vivre. Et la difficulté qu’ils ont, de ce fait, devenus
adultes, à parler de la sexualité. Enfin, difficulté supplémentaire pour
les adultes, les questions de leurs enfants les renvoient bien souvent à
leurs propres blessures inconscientes. Ainsi, confrontées à la question de
leur petit garçon – " Pourquoi les filles elles n’ont pas de zizi ?
" –, certaines mères racontent qu’elles sont restées coites. Comme si,
véritablement, elles " ne savaient pas ". Et comprennent souvent,
après coup, que la question de leur enfant a, pour elles, annulé le temps. Que, soudain dépouillée de ses oripeaux
d’adulte, la petite fille en elles est réapparue. Avec son désarroi
d’enfant laissée seule, en proie à ses interrogations et à son vertige
devant l’énigme du sexe.
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“Est-ce que je vais mourir, moi
aussi ?”
Sur le plan de la difficulté à être mise en mots, la mort est logée à la
même enseigne que le sexe, et pour des raisons similaires. Dire à un enfant
que la mort existe, c’est, en effet, lui dire que l’on est mortel, qu’il
est mortel et que tous ceux qu’il aime le sont également. Et c’est aussi se
dire, ou se redire à soi-même, une vérité que l’on n’a pas forcément envie
d’entendre. Ce n’est donc simple pour personne. Et pourtant, dans le
rapport de l’enfant à la mort, il y a toujours une " première fois
", un jour où, après être passé cent fois, sans mot dire, devant des
scarabées écrasés sur des routes de campagne, la mort tout à coup fait sens
pour lui. Et il interroge : " Qu’est-ce
qu’il a le scarabée, maman ? Pourquoi il bouge plus ? "
Si l’adulte a du mal à répondre, ce n’est pas seulement parce qu’il
craint d’effrayer l’enfant, mais pour des raisons plus personnelles.
L’idée de la mort est, en effet, lourde d’évocations inconscientes. Elle
est d’abord, pour chacun de nous, la métaphore – le symbole – de toutes les
pertes et de tous les abandons : " Partir c’est mourir un peu. "
Mais elle renvoie aussi chacun à la question de sa " place ". La
façon dont on supporte l’idée de la mort dépend, en effet, du sens que l’on
peut ou non lui donner. Et ce sens, à son tour, dépend de la façon dont,
dans son histoire, on a été inscrit dans la succession des générations.
Pour certains, l’idée de la mort est insupportable. Elle représente le
non-sens absolu parce qu’elle est synonyme de " plus rien ".
D’autres, au contraire, réussissent à l’apprivoiser parce qu’ils ont pu
apprendre dans leur histoire que, comme dans la nature – le fruit naît de
la mort de la fleur – il y a, chez les humains, une continuité. Qu’une
génération disparaît pour qu’une autre lui succède et reprenne son acquis
pour le mener plus loin.
Comment l’ont-ils appris ? Par les paroles de
leurs aînés, mais surtout en voyant dès leur enfance, s’effectuer la
transmission d’une génération à l’autre. De leurs grands-parents à leurs
parents, et de leurs parents à eux-mêmes. Chacun acceptant de changer de
place pour que l’autre trouve la sienne. Voir la mort s’inscrire dans un
ordre " normal " des choses permet de lui rendre un visage plus
" humain ", de comprendre qu’elle n’est pas synonyme de "
rien ". Qu’elle fait, certes, disparaître à jamais les êtres chers,
mais que leur mémoire demeure dans la tête des vivants.
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“Pourquoi tu l’aimes plus maman ?”
Autre sujet d’inquiétude pour les parents : les questions qui leur sont
posées sur leur vie privée. Dans ce domaine, le problème porte pour eux sur
les limites dans lesquelles les réponses doivent se situer : comment ne pas
aller trop loin ? Jusqu’où doit-on répondre ? A-t-on
le droit de refuser de répondre ?
Les difficultés peuvent survenir à propos d’événements familiaux :
un divorce, par exemple. Quand l’enfant interroge – " Pourquoi vous ne
voulez plus vivre ensemble ? " –, doit-on lui exposer, dans le détail,
tous les tenants et aboutissants de la mésentente ? Elles peuvent surgir
aussi lors d’informations sur la sexualité, quand l’enfant entend passer du
général au particulier : " Et toi, maman, tu fais des bisous à papa ?
" Que faire ? interrogent alors les parents.
Déchirés entre la crainte de le frustrer d’une réponse et la peur –
justifiée – de lui permettre de s’occuper de choses qui ne le concernent
pas. Dans ce domaine, on peut donner un repère simple : un enfant doit être
informé de ce qui le concerne, mais uniquement de cela. L’"
information " ne doit pas l’entraîner à sortir de sa place. Il doit
rester à sa place d’enfant et les adultes à la leur. Il y a des choses qui
" ne regardent pas les enfants " et l’on a non seulement le
droit, mais le devoir, de le leur dire. Ainsi, il y a lieu de dire à un
enfant que ses parents divorcent parce qu’ils ne s’entendent plus assez
pour rester " mari et femme ". Il n’y a pas à lui donner des
détails qui concernent leur vie privée, leur intimité, ce qui se passe
derrière la porte fermée de leur chambre.
De même, en matière de sexualité, l’enfant doit savoir qu’elle existe,
en quoi elle consiste et que ses parents en ont une. Mais, des détails de
leur vie sexuelle, il n’a rien à voir ni à savoir.
Cette barrière – qui est, en fait, celle de la différence des générations
et de l’interdit de l’inceste – est difficile à maintenir pour certains
parents, parce qu’elle touche à la notion de " vie privée " et
que cette notion est pour eux problématique. Soit parce que, enfants, leurs
propres parents ne leur ont pas appris qu’ils en avaient une et qu’elle
était " chasse gardée ". Soit parce que ces mêmes parents n’ont
pas respecté leur vie privée d’enfants. Dès lors, devenus parents à leur
tour, ces ex-enfants ont souvent du mal à faire respecter, par leurs
propres enfants, leur territoire. Et les enfants, qui le sentent, en
jouent.
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“Pourquoi je dois me coucher avant vous ?”
Inquiets, les parents peuvent l’être aussi quand leurs enfants les interrogent
sur la légitimité des règles de vie qu’ils énoncent. " Pourquoi c’est
toujours les parents qui commandent ? " " Pourquoi je dois
toujours me coucher avant vous ? ", etc. L’adulte peut se sentir
contesté. Il peut même parfois vaciller : " Au fond, c’est vrai, de
quel droit je lui impose tout cela ? " Et ce, d’autant plus s’il a
subi lui-même des abus de pouvoir de la part des adultes. Pourtant, là
encore, le repère est – en théorie – assez simple.
Un adulte, en effet, n’abuse jamais de son pouvoir s’il demande à son
enfant ce que n’importe quel parent demanderait dans les mêmes
circonstances. Il fait son devoir de parent et peut l’expliquer à l’enfant.
Les enfants comprennent très bien, si on la leur explique, ce qu’est la
" loi commune ". Et ils la comprennent d’autant mieux qu’ils ont
profondément besoin des interdits et ne les contestent que pour mettre à
l’épreuve leur solidité.
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“Pourquoi papa, il n’a plus de travail ?”
Certaines questions sont également difficiles pour les parents parce
qu’elles viennent frapper chez eux des points de souffrance. L’enfant peut,
ainsi, interroger des choses dont ils ont honte. A propos de leur vie
présente : c’est le cas, par exemple, les questions qui renvoient les
parents à un statut social qu’ils ne supportent pas : " Pourquoi,
papa, tu n’as pas de travail ? " " Pourquoi, nous, on n’a pas de
voiture ? " Ou à propos de leur vie passée : s’entendre demander
" Il faisait quoi ton père ? " quand on sait qu’il était "
en prison ", " parti " ou " inconnu ", et que
personne, enfant, ne vous a jamais aidé à le supporter, est difficile.
Enfin, répondre aux questions de leurs enfants impliquerait, pour certains
parents, de " retraverser " des épisodes de leur vie qu’ils ont
dû, pour survivre, mettre à distance. Et c’est parfois, pour les deux
partenaires, un véritable drame. Dans ce genre de cas, il serait important
que les parents sachent qu’expliquer à un enfant que l’on ne peut pas
répondre – et pourquoi – est aussi une forme de réponse.
Si l’adulte peut expliquer à l’enfant qu’il reconnaît son " droit de
savoir " et le respecte, mais qu’il souffre trop pour pouvoir lui
répondre, l’enfant peut le comprendre. Et respecter à son tour, sans en
être meurtri, la souffrance de l’adulte.
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“Le fantasme de la réponse idéale”
Les questions de leurs enfants mettent donc tous les parents à rude
épreuve. Sur tous pèse le poids de leur propre enfance – pendant laquelle
ils ont dû souvent " se débrouiller " seuls – et celui d’un
certain nombre de fantasmes et de peurs. Le fantasme de la " réponse
idéale ", face à laquelle tout ce que l’on peut dire paraît stupide.
La crainte de " faire " à l’enfant ce que l’on a soi-même subi.
La peur de lui dévoiler son ignorance, etc. Sans compter les idées fausses
qui, dans l’angoisse, reviennent : " Il est trop petit pour que je
luis dise ça ", " Ça va développer chez lui une curiosité
malsaine ", etc.
Pourquoi est-il si important, néanmoins, que les
parents essayent de surmonter leur malaise et de répondre aux questions de
leurs enfants ? Pour deux raisons essentielles. Parce qu’un enfant à qui
l’on répond sent qu’on le considère comme un interlocuteur à part entière,
qu’on le respecte. Et c’est fondamental pour l’image qu’il a – et aura plus
tard – de lui-même.
Et parce que, même si dans l’instant, il ne comprend pas " tout "
de la réponse, le fait qu’on lui réponde lui donne le " droit de
savoir ", le droit de chercher – c’est ainsi qu’on devient intelligent
– et celui de continuer à parler. Un enfant à qui ses parents répondent
leur demandera toujours de l’aide s’il en a besoin.
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REPONSES :
Rien de pire que le mensonge
Les parents sont toujours inquiets quand ils ont l’impression que la
réponse qu’ils devraient donner à l’enfant (à propos de sa filiation,
d’événements familiaux, etc.) pourrait le faire souffrir.Ils
essaient donc de le protéger et, pour ce faire, bien souvent lui mentent.
Nombre de grands-mères décédées ont ainsi été déclarées " en voyage
". Là aussi il faudrait que les parents sachent que des vérités
douloureuses peuvent, effectivement, faire souffrir leurs enfants, comme
elles les font souffrir eux-mêmes. Mais que cette souffrance, si l’enfant
est aidé et accompagné, n’est jamais destructrice pour lui. Au contraire.
Un enfant qui a eu le droit de savoir la mort d’un proche, de partager, à
part entière, le deuil de sa famille, de participer aux cérémonies, etc.,
sort toujours " grandi " et " plus fort " de l’épreuve,
car il a eu le droit d’avoir une " vraie place ". A l’inverse, un
enfant à qui l’on ment est toujours en danger. Parce que, sachant toujours
inconsciemment la vérité qu’on lui cache, mais sentant qu’il n’a pas le
droit de la savoir, il est pris dans un conflit intérieur qui mobilise
toute son énergie. Et il le vit d’autant plus mal qu’il est seul : il ne
peut plus faire confiance aux adultes qui l’ont trahi.
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PARLER :
Quand et comment ?
Quand ? Dès que l’enfant pose une question. En n’oubliant pas qu’il
la pose souvent de façon détournée. Et en sachant qu’il y a des " savoirs-boussole " que l’enfant doit avoir dès son
plus jeune âge pour pouvoir se diriger dans la vie. A l’entrée en
maternelle, par exemple, un enfant devrait avoir été informé de sa
filiation, de la différence des sexes, du fait que les bébés viennent du
ventre des mamans. Et savoir qu’ils ne peuvent pas y venir sans
l’intervention d’un papa.
Comment ? Comme on le peut ! Il n’y a pas de " façon idéale
" de parler. Si l’on se sent en " panne ", il n’est pas
interdit de s’aider des multiples petits livres qui existent sur le marché
à propos de tous les sujets, et qu’on peut lire avec l’enfant. De toute
façon, un enfant n’attend pas de ses parents qu’ils lui fassent un cours
comme au Collège de France : il a seulement besoin de pouvoir faire
confiance et qu’on lui fasse confiance. Car, entre parents et enfants, les
mots du " savoir " sont aussi des mots d’amour. D’un amour "
vrai ", parce qu’il aide à vivre
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CURIEUX :
Sur France inter : “Ils téléphonent dès 4 ans”
Pendant la semaine, un répondeur (1) recueille les questions d’enfants.
Puis, chaque dimanche, de 19 h 30 à 20 heures, dans son émission “Maman les
petits bateaux”, la journaliste Noëlle Breham
demande à des spécialistes (psys, mathématiciens, astronomes, juges, etc.)
d’éclairer les lanternes.
Quelles questions posent le plus souvent les enfants ?
A l’origine, nous pensions ne répondre qu’aux questions culturelles et
scientifiques. Scientifiques surtout car, curieusement, c’est un domaine où
les parents se fichent d’être ignorants. Comme si ce n’était pas important.
Or les enfants manifestent pour elles une grande curiosité : " Quel
âge a la lune ? " " Où sont les poux avant d’être dans la tête ?
" Puis je me suis laissé embarquer sur d’autres terrains, comme celui
de la famille : " Pourquoi ma belle-mère est méchante avec ma sœur et
moi ? " " Pourquoi mes parents parlent toujours d’argent ? "
Et puis beaucoup ont de vraies questions philosophiques. Surtout entre 9 et
11 ans. " Si Dieu a créé le monde, qui a créé Dieu ? " " Est-ce que ça existe, quelqu’un qui ne ment jamais ?
" Ce fut la réponse la plus courte : le psy interrogé a répondu non.
Pourquoi préfèrent-ils s’adresser à vous plutôt qu’à leurs parents ?
Soit qu’ils pensent qu’ils ne sauront pas répondre, soit qu’ils n’osent pas
parce que c’est trop intime. Les petits téléphonent dès 4 ans. A cet âge-là, l’amour et le sexe les intriguent beaucoup :
" Pourquoi quand on parle sexe, ça fait rire les gens ? " Les
ados sont davantage travaillés par des questions familiales : " Est-ce qu’on peut changer de parents ? " Et il y a
toutes les demandes insolites : " Pourquoi quand on se chatouille tout
seul, ça ne fait rien ? " " Vend-on de la drogue dans une
droguerie ? " Pour tout vous dire, je trouve aussi sur mon répondeur
des questions posées… par des adultes. Des énigmes, il y en a vraiment pour
tout le monde !
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