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Bercés par le mythe des familles unies, on met au
monde deux ou trois enfants en rêvant de leur offrir, pour la vie, des amis
fidèles, des bras solidaires, des sources de tendresse inépuisables. On se
voit dans “Les Quatre Filles du docteur March” et on se retrouve
avec les frères Dalton.
« Je suis totalement désemparé, avoue Michel, 37 ans, père de trois
enfants âgés de 7 à 12 ans. Pas un repas sans insultes, pas un dimanche
sans bagarre… Ils font peser une véritable chape d’agressivité sur toute la
famille. J’oscille entre les tentatives d’arbitrage, les claques, les
punitions. Rien n’y fait. J’ai l’impression qu’ils se détestent. »
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Ne pas confondre violence et haine
« Il ne faut surtout pas penser que deux enfants qui se disputent ne
s’aiment pas, commente le pédopsychiatre Marcel Rufo. La fratrie est une
guerre physique, affective, verbale : les petits veulent égaler, voire
dépasser les grands, qui, de leur côté, mettent tout en œuvre pour
préserver leur suprématie. » Cela commence dès la naissance du deuxième
enfant, celui qui vient prendre la place de son aîné dans la vie de la
famille et, imagine-t-il, dans le cœur de ses parents. Bébé pincé
discrètement, menacé d’être étouffé sous un oreiller, gribouillé sur un
dessin parce que "raté", ou encore les questions
dérangeantes : « Dis maman, c’est quand qu’on le
rend ? »… En général, cela se tasse avec beaucoup d’amour et
d’attentions. Mais pas toujours.
Dans l’expression d’une violence entre frères et sœurs, il faut
chercher… les parents : désir d’attirer toute leur attention, de capter
leur temps de présence, de rompre avec le cercle vicieux des comparaisons
malsaines… « J’ai treize mois d’écart avec ma sœur, raconte Maryse, 38
ans. Aux yeux de mon père, elle était la plus belle, la plus intelligente.
Evidemment, elle en rajoutait, me rabaissait tout le temps. Alors je m’en
prenais à elle, je la tapais. Chaque fois, elle allait se plaindre et je
recevais une raclée. Aujourd’hui, je sais que je faisais ça pour attirer le
regard sur moi. Je voulais qu’on m’aime, et, après tout, même à travers les
coups, mon père s’intéressait à moi. » L’adulte qu’est devenue Maryse
n’a pas trouvé d’autre moyen pour réussir à s’évader de ce cercle infernal
que la fuite : « Cela m’a pris vingt ans mais j’ai enfin rompu. Mes parents
vivent loin de moi, près de ma sœur. Il n’empêche, je continue à ressentir
une culpabilité terrible. Je n’arrive pas à me pardonner ma brutalité. Et
pire, je la porte encore en moi. »
On a parfois le sentiment que les enfants sont de plus en plus violents.
C’est une idée fausse, assure Marcel Rufo : « Ce ne sont pas les
enfants qui sont plus violents, ce sont les parents qui prêtent plus
d’attention à ces sentiments. Dans les années 50-60, les enfants avaient
tellement peur de l’autorité parentale qu’ils n’osaient pas exprimer leurs
rivalités. Aujourd’hui, les enfants se sentent autorisés à le faire.
D’autant que les familles, de plus en plus sensibilisées au développement
psychique de l’enfant, sont réellement à l’écoute. »
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L’héritage parental
Dans cette violence qui s’exprime entre frères et sœurs, le comportement
familial tient une place importante. Pourquoi serait-il interdit de traiter
son petit frère de "gros nul" alors que c’est comme ça que maman
parle à papa ? Sans compter les blessures non cicatrisées dont
certains adultes continuent de souffrir : « Si les parents pouvaient
revenir en arrière, réfléchir et ressentir à quel point ils n’ont,
eux-mêmes, pas soldé leurs conflits avec leurs parents ou leurs frères et
sœurs, sans doute comprendraient-ils mieux la violence qu’ils ont transmise
à leurs enfants », explique Marcel Rufo.
Lisianne, 24 ans, a souffert de l’agressivité de son frère :
« Avec le recul, j’ai compris qu’il reproduisait l’attitude de mon
père, d’une exigence terrible à son égard. Il devait être le meilleur en
tout, le plus fort partout. Conséquence : soit mon frère reproduisait
avec nous ce qu’il vivait avec papa, soit il se défoulait pour masquer sa
souffrance et sa solitude. Son amie m’a appris un jour qu’il était rongé de
culpabilité. Mais jamais il n’en a parlé. Nous faisons comme si cette
violence n’avait jamais existé. Pourtant, j’aimerais tant lui dire que ce n’était
pas sa faute, qu’il se débattait avec ses propres blessures. »
D’autres n’oublient pas et ne pardonnent jamais. Comme Sandrine, 45
ans, dont rien n’efface la rancœur à l’égard d’un frère brutal :
« Toute ma vie est marquée par cette violence : il a gâché mon
enfance, il m’a empêchée d’exister. Aujourd’hui, je continue à voir mon
frère. Je pense que je maintiens le lien pour protéger mes parents, pour
entretenir le mythe de la famille unie. Mais je le déteste, j’ai toujours
des envies de meurtre à son égard. »
« Rien ne nous oblige à aimer un frère ou une sœur, intervient Marcel
Rufo. Il faut toujours rompre avec les liens douloureux. Mais, en famille,
c’est plus difficile parce que les parents souffrent terriblement d’une
fratrie désunie : ils l’interprètent comme la preuve de l’échec de
leur parentalité. Et l’enfant en rupture culpabilise. »
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Le temps répare les fratries meurtries
Pourtant, les choses peuvent changer. Elora, 17 ans, raconte : « Enfant,
avec mon frère, qui a deux ans de plus que moi, les insultes, les bagarres,
parfois assez violentes, étaient quotidiennes. Coups de pieds, coups de
poings, nous n’arrêtions pas de nous provoquer. A l’adolescence, mon frère
a commencé à voir en moi une complice. Aujourd’hui, certains soirs, nous
nous retrouvons dans sa chambre jusqu’à des heures tardives et nous parlons
de nos amis, de nos amours… Si l’on nous avait dit, alors que nous nous
tapions tout le temps dessus, que nous finirions par nous entendre comme
ça, nous aurions eu de la peine à le croire ! »
« Avec le temps, les fratries deviennent le lieu des souvenirs,
celui d’un passé vécu ensemble, conclut Marcel Rufo. Une fraternité
réussie, c’est quand on devient l’ami de son frère ou de sa sœur. »
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LIENS DU SANG :
En dépit de ce que l’on se plaît à penser, être frères ne garantit pas
l’amour. Ne l’oublions pas, le premier meurtre de l’humanité, du moins
selon la Bible, est un fratricide : Caïn assassine froidement son
cadet, Abel, qu’il croit être le préféré de Dieu. L’était-il
vraiment ? Rien n’est moins sûr, mais cette histoire se répète
symboliquement de génération en génération. Aujourd’hui encore, les aînés
jalousent leurs petits frères, ces usurpateurs qui leur volent une part de
l’affection parentale.
Après Caïn et Abel apparaissent Isaac et Ismaël, tous deux enfants
d’Abraham. Le premier, qu’il a eu avec Sarah, son épouse chérie, est
l’ancêtre supposé du peuple juif. Tandis que les musulmans se revendiquent
du second, chassé et envoyé dans le désert avec Agar, sa mère… Quelques
millénaires plus tard, les descendants d’Abraham continuent de
s’entre-déchirer. Décidément, on ne se tue jamais aussi bien qu’entre
frères…
(Isabelle Taubes)
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A LIRE :
• “Frères et sœurs, une maladie d’amour” de Marcel Rufo.
Une analyse de ce que les relations fraternelles peuvent engendrer au sein
de la famille
(Fayard, 2002).
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ENTRETIEN AVEC EDWIGE ANTIER :
« Eduquer un enfant, c’est canaliser son agressivité »
L’agressivité des enfants laisse démunis de nombreux parents. Dans son
nouvel essai (“L’Agressivité”, Bayard, 2002), la pédiatre Edwige Antier
tente de montrer comment répondre à cette violence.
La violence entre frères et sœurs peut-elle laisser des traces ?
Edwige Antier : Les rapports entre frères et sœurs sont des rapports
souvent cruels qui laissent des blessures profondes, des peurs de l’autre
qui perdurent dans la vie d’adulte : une femme battue par son compagnon
peut porter en elle les marques laissées par un frère aîné violent. Le
maltraitant comme le maltraité reproduiront, toute leur vie, ce qu’ils ont
vécu enfant.
Qu’est-ce qu’une bagarre “normale” entre frères et sœurs ?
C’est la bagarre déclenchée pour attirer l’attention des parents, pour
envahir leur espace. Ce n’est pas un rapport entre eux, c’est un rapport à
vous. Vous avez envie de lire, téléphoner à une amie, préparer le dîner :
ils s’immiscent pour vous en empêcher. Proposez un dérivatif : un jeu, une
émission de télé, une balade… Ne laissez surtout pas la bagarre
s’installer. Parce que, lorsque la tension aura monté, vous rentrerez dans
cette violence. Vous crierez, vous frapperez. Et vous ancrerez chez
l’enfant le sentiment que la violence est un mode de communication comme un
autre. Si les dérivatifs ne fonctionnent pas, séparez les enfants. Chacun
dans une pièce différente, si possible fermée à clef. De cette manière,
c’est vous qui fixez les limites, qui ouvrez et fermez la porte. Beaucoup
de parents s’offusquent à l’idée de ce geste qu’ils jugent agressif. C’est
toujours moins agressif qu’une gifle, qui tombe sous le coup de
l’exaspération et qui n’est jamais un bon moyen de poser des limites.
Où commence la bagarre malsaine ?
Lorsqu’il y a domination de l’un des enfants sur l’autre, lorsque la
violence est récurrente, prolongée et répétée sur le même enfant. Il faut
prêter attention à la domination et à la cruauté qui se dégagent des jeux.
On fait boire la tasse au petit frère dans la piscine, on l’étouffe, on
l’écrase en se couchant sur lui… à la limite de la maltraitance. Les
parents doivent alors essayer de mettre des mots sur ces actes : « Faire
boire la tasse à quelqu’un, ce n’est pas un jeu, c’est dangereux. » Mais
surtout, ils ne doivent pas avoir peur de consulter un pédiatre ou un
pédopsychiatre. En tête à tête avec l’enfant, les professionnels peuvent
lui demander pourquoi il a envie de tordre le cou à son frère ou à sa sœur,
lui expliquer l’ambivalence normale de ses sentiments, entendre qu’il a
envie de le voir mourir… Les parents, non.
(Propos recueillis par Violaine Gelly)
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